Quand la charrette de gerbes arrivait sur l’aire, on montait de grands gerbiers pour recevoir toute la moisson: un pour le blé, un pour l’orge et un autre pour l’avoine. Là aussi, il fallait être du métier, tout le monde ne savait pas le faire. On commençait le gerbier à même le sol,  les épis vers l’intérieur. Les charrettes venaient se placer contre le gerbier. Un d'entre nous envoyait les gerbes, un autre les plaçait et construisait le gerbier. Le gerbier fini, avec son toit en pente, ressemblait à une chaumière Normande. 

gerbier de blé fini

 

 Lorsque toutes les gerbes étaient sur l’aire, on commençait à fouler le grain avec le rouleau. On ouvrait les gerbes et les étendait en rond autour du poteau (paou), en les superposant de manière à ce que l’on ne voit que les épis, tout en agrandissant le cercle jusqu’à ce que l’aire soit remplie. Le cheval attelé au rouleau, le tourniquet en place, nous pouvions commencer à fouler (coouqua su l’iëre). Au bout de quelques tours de l’aire et quand les grains se détachaient de l’épi, nous repoussions la paille sur le bord extérieur de l’aire avec une fourche en bois à trois dents, celles qui aujourd’hui servent de décoration dans les maisons. Il nous fallait tourner  dans le même sens que le cheval (à gauche).

Nous prenions chacun une largeur d’environ 50 a 60 centimètres, jusqu’au pied du poteau, en rajoutant des gerbes, toujours en cercle. En quelque sorte, il fallait toujours alimenter le centre par la même quantité de gerbes que l’on sortait  de l’aire. 

Le travail commençait vers dix heures du matin (après avoir fait d’autres travaux ), lorsque le soleil commençait à chauffer, pour que les épis craquent mieux. Nous reprenions l’après midi, vers deux heures, après que les chevaux aient mangé. Le soleil était à son zénith, c’était l’époque où l’heure marchait avec le soleil:  pour nous, pas question de faire la sieste  car il fallait que l’on soit sur l’aire au plus gros de la chaleur. Il nous tombait du feu sur corps, nous avions tous chaud, pas question de rester tête nue: un chapeau de paille ou un gros mouchoir  plus ou moins propre noué aux quatre coins, genre papillote nous protégeait la tête. Le cheval avait aussi son chapeau en toile grise raide, genre bonnet d’âne. Il devait avoir chaud avec les oreilles dans leur étuis. Nous lui mettions aussi un tablier qui lui passait sous le ventre, attaché au bras du rouleau par les quatre coins, pour le protéger des grosses mouches de cheval. A cette époque, il y en avait de très grosses, de la grosseur d’une cigale.

Pour aller plus vite (comme d’habitude) mon père nous faisait mettre deux rouleaux. Le cheval du deuxième rouleau était attaché au cadre du premier, la cadence de travail était double. Nous étions trois à la fourche pour sortir la paille, un de nous pour couper les gerbes (ésternir), sans oublier d’inverser le tourniquet, il fallait toujours avoir un œil dessus. De temps en temps, nous nous arrêtions cinq minutes pour nous mettre à l’ombre du grand tilleul, prés du puits. On buvait un peu d’eau fraîche  et fumait une bonne cigarette  (déjà !!). Un de nous donnait un peu d’eau aux chevaux, et leur mouillait légèrement la tête, souvent avec le plat de ma main. Je tuais les grosses mouches qui étaient contre leur poitrail ou sur leur dos. Ma main était rouge de sang. 

Nous reprenions le travail: tourner la paille derrière les deux rouleaux. Vers la fin de la journée, il y avait, sur le bord de l’aire, une hauteur de paille qui dépassait souvent un mètre. Il fallait construire un paillé, aux alentours de l’aire, avec la paille d’orge et de blé. Ce paillé était fait avec précaution car il restait là toute l’année pour les besoins de la ferme. Il ne fallait pas que la pluie y pénètre sinon la paille pourrissait. Pour que le vent n'emporte pas le paillé, nous passions de longs fils de fers par-dessus et qui retombaient sur les cotés. Aux extrémités, on accrochait de grosses pierres ou de lourdes barres de fer. Mélangée avec un peu de foin, la paille d’avoine était mise à part pour nourrir les chevaux pendant l’hiver. 

paillé fini

Après avoir transporté avec des fourches toute la paille au paillé, il fallait amasser au pied du paou tout le grain qui était sur l’aire. Certains jours,  il y en avait une épaisseur de trois doigts. Avec des vieilles fourches dont les dents étaient usées ou cassées et un morceau de planche, nous fabriquions un poussoir. Pour mettre le grain en tas, nous partions du bord de l’aire vers le centre. A la fin, la hauteur du moulon atteignait presque la hauteur du poteau. Cela nous amenait à la tombée de la nuit. Les chevaux nourris et à l’écurie, nous avions fini la journée. Nous étions couvert de poussière. Avec une serviette et un morceau de savon, nous allions nous laver au grand bassin que nous utilisions pour l’arrosage des terres. Nous prenions un bon bain bien mérité. Après un bon repas du soir, nous n’avions pas besoin de berceuse pour nous endormir...

 

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