Pour moissonner, nous n’avions rien d'autre qu’une javeleuse: c’était une machine ressemblant à une faucheuse, traînée par deux chevaux attelés côte à côte, en couble. Cette machine,  avec ses roues en fer, ressemblait à une bête un peu bizarre ! La mécanique était entraînée par la roue de droite, la roue de gauche était "folle" pour pouvoir tourner au bout du champ. A l’avant, il y avait une barre de coupe, comme sur une faucheuse ordinaire. Derrière la barre de coupe se trouvait un tablier en forte toile où tombait le blé coupé. Cette toile était entraînée par une mécanique très complexe pour l’époque. Le blé était transporté au centre de la javeleuse où se trouvaient quatre bras avec des râteaux en bois à leur extrémité. Ces bras tournaient lentement dans un mouvement synchronisé. On aurait dit un manège de foire ! Il y avait toujours un bras sur les quatre au ras du plancher qui faisait glisser la valeur d’une gerbe par terre, mais cette gerbe n’était pas liée. 

Avant de commencer à moissonner, il fallait faire tout le tour du champ, la cambade,  avec une faux un peu spéciale sur laquelle était monté un râteau à trois dents  de fabrication paysanne qui suivait la forme de la faux. Chaque fois que le faucheur coupait le blé, la valeur d’une demi-gerbe était envoyée sur le côté et il ne restait plus qu’à lier les gerbes. On faisait ce travail pénible pour que les chevaux et les roues de la machine n'écrasent pas les épis du blé au premier tour. Ce travail terminé, la javeleuse pouvait rentrer dans le champ et commencer à moissonner. Pour récolter le plus de paille, on réglait la barre de coupe de la faucheuse  le plus bas possible. Ce travail était pénible pour les chevaux et pour nous aussi, car à cette époque de l’année la chaleur était torride. Tour après tour, la javeleuse se rapprochait du centre du champ. Il n’était pas rare, lorsqu’il ne restait plus qu’un mètre ou deux à couper, de voir sortir en bondissant, un ou plusieurs lapins qui traversaient le champ. Mais comme la chaume (rastoublé) était coupée à quelques centimètres de hauteur, cela les empêchait de courir vite. Souvent nous arrivions à en attraper un ou deux. Parfois, une compagnie de perdreaux s'envolait:  nous faisions l’ouverture de la chasse avant l’heure !

Montage gerbier de blé 1938

Une fois le champ de blé coupé, il restait encore du travail. Il fallait lier toutes les gerbes à la main, c’était surtout le travail des femmes et des jeunes, mes frères et moi. Le soleil à peine levé, nous étions tous sur place, car le matin  avec l’humidité de la nuit, la paille est plus souple, il est plus facile de lier les gerbes. Il fallait prendre une poignée de paille de la gerbe qui était par terre, bien l’égaliser et passer ensuite sous la gerbe et faire un tortillon dessus, et passer la paille dessous, comme pour une ceinture. C’était un coup à prendre. Certaines femmes allaient très vite. Une fois les gerbes liées, on les ramassait pour former, à la main, des petits tas de gerbes entassées les unes sur les autres, des petits gerbiers (garbeïron). Il y en avait de plusieurs sortes:  des ronds pour l’avoine, des rectangulaires pour le blé, d’autres en forme de pointe pour l’orge. Pour quelle raison ? Je ne le sais pas.

Chargement des gerbes

Une fois toutes les gerbes liées, et les gerbiers montés, on passait avec une charrette pour ramasser ces gerbes et les ramener à la Bastide, sur l’aire. La charrette était équipée de deux grandes échelettes, (escalètte) grands cadres en bois à l’avant et à l’arrière de la charrette que l'on installait pour  transporter du foin ou des gerbes. Pour charger une belle charrette de gerbes, c’était tout un art:  les paysans d’autrefois mettaient un point d’honneur et d’orgueil à faire une belle charretée,  surtout si elle devait traverser le village. Le chargement terminé, il fallait le biller: deux grosses cordes étaient envoyées par dessus la charrette, de l’avant vers l’arrière. Elles étaient attachées solidement à l’arrière à des anneaux;  à l’avant il y avait une bille, sorte de treuil en bois muni d’un cliquet où la corde venait s’enrouler. On actionnait ce treuil avec un gros manche de bois (taravelle), ce qui tendait les cordes. La charrette pouvait alors sortir du champ, mais  il fallait retendre les cordes. Souvent, la charretée était si grande et si bien chargée, que lorsque l’on était assis dessus, nous les plus petits, on ne voyait plus le cheval. On se cramponnait aux cordes. Parfois, si la sortie du champ était mauvaise, ou s’il y avait une côte pour aller à la Bastide, on mettait un cheval supplémentaire que l’on attelait devant celui qui était dans les bras de la charrette. Ha ! le bon temps que nous avons vécu !

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