La journée était coupée par la pause des repas, mais quels repas ! La ferme qui faisait venir la batteuse devait faire la tambouille pour tout le monde, nourrir tous ces hommes. Les repas du midi et du soir étaient des repas pantagruéliques, malgré le guerre et les restrictions. Il y avait de tout sur la longue table faite de tréteaux et de planches qui était toujours installée à l’ombre, sous les arbres. Il faut se rappeler qu'à cette époque, dans la plupart des fermes, il n’y avait pas l’électricité, aucun appareil ménager, pas d’eau à l’évier, il fallait aller chercher l’eau au puits, tirer des seaux à la force des bras avec la carrelle, pas de cuisinière au gaz, seulement une cheminée au feu de bois. Les femmes avaient du courage et du mérite pour faire la cuisine en plein été devant une cheminée. Elles préparaient toutes sortes de plats: des grosses soupes épaisses et nourrissantes, des grandes marmites de daube, des civets de lapins ou de lièvres tués pendant la moisson, toutes sortes de grillades, saucisses, morues à la matrasse, toutes sortes de desserts, melons d’été, des crèmes faites au lait de chèvre ou de brebis. Il ne manquait rien. Le matin, le petit déjeuner était un véritable repas: souvent la soupe de la veille, des dizaines d’œufs au plat avec du petit salé, des omelettes de toutes sortes, plus de la cochonnaille, des bouteilles de vin, ou carrément une bonbonne de rouge au centre de la table. Ce bon vin souvent fait à la ferme; le cul du verre laissait des marques rouges sur la table en bois, pas de nappe, pas de serviette de table, comme dit la chanson de Jean Ferrat, ils s’essuyaient d’un revers de manche les lèvres;  ils refermaient leurs couteaux Suisse, ou Opinel, et les voilà partis à leur dur labeur.

Quelques années plus tard, après la guerre, est apparue la moissonneuse-batteuse. Cette fois, c'en était fini des traditions et du folklore des moissons. Les aires avaient disparu, la javeleuse, la moissonneuse-lieuse, les rouleaux, le tourniquet, les fourches en bois, la tarare, tout ce matériel que tant d’hommes avaient utilisé  pour vivre et faire vivre leur famille et les autres, tout ce matériel a fini à la casse ou dans certains musées de l’agriculture d’antan. La batteuse n’était plus sur l’aire, mais sur place dans les champs. En contrepartie, le travail est bien plus sûr, plus rapide, et aussi beaucoup moins pénible: les cabines des moissonneuses sont climatisées, insonorisées, et équipées de tout le confort. En quelques heures de moissonneuse-batteuse, on fait aujourd'hui le travail d’un mois sur l’aire, avec la peine en moins sous un soleil de plomb. Mais je ne regrette rien, j’ai le plaisir d’en parler avec des personnes de mon âge, qui ont connu cette époque, qui pour moi était une des plus belles de ma vie. Nous appartenons à une génération qui a eu la chance de voir l’époque où les paysans faisaient tout avec leurs mains, au plus gros de la chaleur, avec la complicité des chevaux, à celle aussi où les paysans des grosses exploitations ont des gros tracteurs qui labourent, sèment, recouvrent le grain en un seul passage, on n’arrête pas le progrès… Aujourd’hui, on peut retrouver dans des fêtes locales de certaines régions de France, le battage à l’ancienne, qui montre aux plus jeunes comment la moisson se faisait à l’époque de leurs grands-parents.


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