LES SEMAILLES
Une
fois tous les champs labourés, il fallait semer le grain. Nous n'avions pas de
semoir mécanique traîné par deux chevaux, mais un semoir à main ! Pour
en confectionner un, c'était très simple : on prenait un bon sac de jute
de l'époque. Au fond de ce sac, dans un coin, on mettait une pierre de la
grosseur d'un œuf que l'on attachait de l'extérieur de façon à faire
une boule. On faisait la même opération presque en haut du sac (le long de la
couture). Une fois les deux pierres attachées, on reliait les deux avec une
corde solide. Une fois terminé on passait la corde comme pour une musette ou un
carnier, sur l'épaule droite pour un droitier, à gauche pour un gaucher. En
principe ce sac servait d'une année à l'autre.
Après
avoir chargé les sacs de blé de semence sur une charrette, avec la herse, et
la planche (voir plus tard pour la planche) nous partions pour semer. Arrivés
à destination, le matériel était descendu de la charrette. Il nous fallait
couper quelques branches d'arbustes ou de cannes. Souvent préparées à
l'avance, ces cannes servaient de jalons pour semer à la main. Un semeur
droitier partait toujours de l'extrême droite
du champ, au bord du labouré, après avoir mis la première canne à six pas du
bord, dans le sens de la largeur, une autre dans le même alignement et une
troisième au bout du champ. Si le champ était d'une grande longueur il fallait
plusieurs cannes supplémentaires. Une fois les mesures terminées, il fallait
mettre le grain dans le semoir, une
vingtaine de kilos environ, souvent plus, tout dépendait de la force du semeur.
( Mon Frère aîné était très fort pour semer à la main). Après avoir mis
le semoir en bandoulière sur son épaule, on plaçait un morceau de canne ou du
bois, d'une longueur de trente centimètres environ,
en travers de la bouche du sac pour la maintenir ouverte et pouvoir
entrer la main facilement à l’intérieur afin de prendre une poignée de
grains. Semer n'était pas facile, car il fallait synchroniser les pas et la
main droite. Lorsque le semeur envoyait le pied gauche en avant, la main droite
entrait dans le sac et prenait une poignée de grains. Lorsque le semeur la
ressortait, le pied droit était déjà parti. Le bras droit partait vers
l'avant en formant un demi cercle de droite à gauche (comme une faucille).
C'est à ce moment là que la main s'ouvrait comme un éventail et que les
grains étaient projetés devant le semeur sur une
largeur de trois mètres environ et de façon régulière. Je revois mon
frère partir droit devant lui d'un pas cadencé comme un automate, faire ce
geste majestueux du Semeur. Il est beau de voir sortir le grain de la main.
Une
fois arrivé au bout du champ, le semeur revenait au point de départ et partant
de la canne du bas, il laissait le semoir par terre (pour ne pas perdre l’alignement
des autres cannes) et déplaçait la canne de six mètres sur la droite. Il
reprenait son sac, revenait en semant au point de départ et déplaçait les
cannes, et ainsi de suite jusqu’à
la fin du champ.
Lorsque
le semoir était presque vide, que la main droite avait des difficultés à
prendre une poignée de grains, il fallait, avec la cuisse et le genou de la
jambe gauche que l’on montait le plus haut possible, prendre les grains dans
le fond du semoir. C’était important car si les poignées n’étaient pas régulières,
le semer serait plus clair à cet endroit.
Une
fois le grain envoyé, il fallait le recouvrir avec la herse. C’était mon
travail, je pouvais le commencer après que mon frère ait fait deux voyages.
Avec mes deux chevaux (Kiki et la jument Nine ou le Blond) je marchais derrière
la herse, mais comme elle était large, j’avais vite fait de rattraper mon frère.
Souvent, il fallait arrêter les chevaux (ils ne demandaient pas mieux pour se
reposer un peu) pour que mon frère finisse. Il fallait que je continue à
recouvrir les grains avant que les pies ou les oiseaux ne les repèrent.
Une
fois la herse passée il fallait passer le planche, avec un cheval (en principe
le plus gaillard) pour finir de casser les mottes et aplanir la terre. Certains
paysans passaient un rouleau en pierre ou en bois. Nous, nous avions une
planche, elle était d’une largeur d’environ trois mètres, il fallait se
tenir dessus, debout en équilibre avec les guides du cheval dans les mains.
Souvent pour faire plus de poids, il fallait mettre une grosse pierre ou un
essieu de charrette, ou alors faire monter un petit que l’on asseyait sur la
planche. Il se tenait aux traits de l’attelage. Souvent les petits attendaient
ce moment. Je me revois lorsque j’étais petit, attendre que mon père me dise :
« allez !! viens monte et tiens-toi bien. » Je revois les deux
pattes arrières du cheval. A chaque pas, je pouvais voir le fer sous les
sabots, le cheval me paraissait un géant à côté de moi. Lorsque le cheval
tournait au bout du champ mon père me disait : « fais attention aux
secousses, ne tombe pas en avant ! »
Passer
la planche était le plus reposant de tous les travaux des champs.
Voilà
les champs étaient semés de blé, d’orge, d’avoine et de pommelle qui
n’existe plus de nos jours et qui servait à faire
de la farine pour nourrir les bêtes, les cochons, les poules, et bien
d’autres animaux de la ferme. Une fois les champs semés il nous était
interdit de marcher dessus, de faire des piades. Gare à celui ou celle qui
traversait : marcher à
travers champs était une chose inacceptable pour les paysans d’avant. De nos
jours il est prouvé que plus la terre est tassée, plus les semés se font
beaux. L’endroit où le blé est le plus beau et a le plus de rendement est
l’endroit où le tracteur tourne au bout du champ !!Il ne restait plus
qu’à attendre que les grains sortent. Environ un mois après les semis, les
champs commençaient à verdoyer : tout dépendait du temps, du soleil. De
l’automne, au printemps ils étaient verts. Au mois de Juin, lorsque les épis
étaient formés, et qu’il faisait un peu de vent, les champs ressemblaient à
une mer Verte. Les vagues changeaient de couleur, et passaient du vert au doré.
Souvent dans les champs de blé, bien avant l’invention du désherbant (qui a
tout tué sur son passage), on voyait des oiseaux, des papillons, et bien
d’autres choses, des coquelicots, qui donnaient un mélange de vert et de
rouge vif. C’était magnifique, digne d’un tableau de Van-Gogh. De nos jours
les coquelicots ont disparu.